mardi 27 septembre 2011

Pierre Bourdieu

La précarité est aujourd'hui partout
(Prekaritet je danas svuda)


Il est apparu clairement que la précarité est aujourd'hui partout. Dans le secteur privé, mais aussi dans le secteur public, qui a multiplié les positions temporaires et intéri­maires, dans les entreprises industrielles, mais aussi dans les institutions de production et de diffusion culturelle, éducation, journalisme, médias, etc., où elle produit des effets toujours à peu près identiques, qui deviennent particulièrement visibles dans le cas extrême des chômeurs : la déstructuration de l'existence, privée entre autres choses de ses structures temporelles, et la dégradation de tout le rapport au monde, au temps, à l'espace, qui s'ensuit. La précarité affecte profondément celui ou celle qui la subit; en rendant tout l'avenir incertain, elle interdit toute anticipation rationnelle et, en particulier, ce minimum de croyance et d'espérance en l'avenir qu'il faut avoir pour se révolter, surtout collectivement, contre le présent, même le plus intolérable.

A ces effets de la précarité sur ceux qu'elle touche directement s'ajoutent les effets sur tous les autres, qu'en apparence elle épargne. Elle ne se laisse jamais oublier; (…) Elle hante les consciences et les inconscients. L'existence d'une importante armée de réserve, que l'on ne trouve plus seulement, du fait de la surproduction de diplômés, aux niveaux les plus bas de la compétence et de la qualification technique, contribue à donner à chaque travailleur le sentiment qu'il n'a rien d'irremplaçable et que son travail, son emploi est en quelque sorte un privilège, et un privilège fragile et menacé (c'est d'ailleurs ce que lui rappellent, à la première incartade, ses employeurs et, à la première grève, les journalistes et commentateurs de toute espèce). L'insécurité objective fonde une insécurité subjective généralisée qui affecte aujourd'hui, au coeur d'une économie hautement développée, l'ensemble des travailleurs et même ceux qui ne sont pas ou pas encore directement frappés. […]

Les chômeurs et les travailleurs précaires, parce qu'ils sont atteints dans leur capacité de se projeter dans l'avenir, qui est la condition de toutes les conduites dites rationnelles, à commencer par le calcul économique, ou, dans un tout autre ordre, l'organisation politique, ne sont guère mobilisables. […]

Lorsque le chômage, comme aujourd'hui dans nombre de pays européens, atteint des taux très élevés et que la précarité affecte une partie très importante de la population, ouvriers, employés de commerce et d'industrie, mais aussi journalistes, enseignants, étudiants, le travail devient une chose rare, désirable à n'importe quel prix, qui met les travailleurs à la merci des employeurs et ceux‑ci, comme on peut le voir tous les jours, usent et abusent du pouvoir qui leur est ainsi donné. La concurrence pour le travail se double d'une concurrence dans le travail, qui est encore une forme de concurrence pour le travail, qu'il faut garder, parfois à n'importe quel prix, contre le chantage au débauchage. Cette concurrence, parfois aussi sauvage que celle que se livrent les entreprises, est au principe d'une véritable lutte de tous contre tous, destructrice de toutes les valeurs de solidarité et d'humanité et, parfois, d'une violence sans phrases. Ceux qui déplorent le cynisme qui caractérise, selon eux, les hommes et les femmes de notre temps, ne devraient pas omettre de le rapporter aux conditions économiques et sociales qui le favorisent ou l'exigent et qui le récompensent.

Ainsi, la précarité agit directement sur ceux qu'elle touche (et qu'elle met en fait hors d'état de se mobiliser) et indirectement sur tous les autres, par la crainte qu'elle suscite et qu'exploitent méthodiquement les stratégies de précarisation, comme l'introduction de la fameuse « flexibilité », ‑ dont on aura compris qu'elle s'inspire de raisons politiques autant qu'économiques. On commence ainsi à soupçonner que la précarité est le produit non d'une fatalité économique, identifiée à la fameuse « mondialisation », mais d'une volonté politique. L'entreprise « flexible » exploite en quelque sorte délibérément une situation d'insécurité qu'elle contribue à renforcer: elle cherche à abaisser ses coûts, mais aussi à rendre possible cet abaissement en mettant le travailleur en danger permanent de perdre son travail. Tout l'univers de la production, matérielle et culturelle, publique et privée, est ainsi emporté dans un vaste processus de précarisation, avec par exemple la déterritorialisation de l’entreprise : liée jusque là à un État-nation ou à un lieu (Détroit ou Turin pour l'automobile), celle‑ci tend de plus en plus à s'en dissocier, avec ce que l'on appelle l'«entreprise réseau» qui s'articule à l'échelle d'un continent ou de la planète entière en connectant des segments de production, des savoirs technologiques, des réseaux de communication, des parcours de formation dispersés entre des lieux très éloignés.

En facilitant ou en organisant la mobilité du capital, et la « délocalisation » vers les pays aux salaires les plus bas, où le coût du travail est plus faible, on a favorisé l'extension de la concurrence entre les travailleurs à l'échelle du monde. L'entreprise nationale (voire nationalisée) dont le territoire de concurrence était lié, plus ou moins strictement, au territoire national, et qui allait conquérir des marchés à l'étranger, a cédé la place à l'entreprise multinationale qui met les travailleurs en concurrence non plus avec leurs seuls compatriotes ou même, comme les démagogues veulent le faire croire, avec les étrangers implantés sur le territoire national, qui, évidemment, sont en fait les premières victimes de la précarisation, mais avec des travailleurs de l'autre bout du monde qui sont contraints d'accepter des salaires de misère.

La précarité s'inscrit dans un mode de domination d'un type nouveau, fondé sur l'institution d'un état généralisé et permanent d'insécurité visant à contraindre les travailleurs à la soumission, à l'acceptation de l'exploitation. Pour caractériser ce mode de domination qui, bien que dans ses effets, s'il ressemble de très près au capitalisme sauvage des origines, est tout à fait sans précédent, quelqu'un a proposé ici le concept à la fois très pertinent et très expressif de flexploitation. Ce mot évoque bien cette gestion rationnelle de l'insécurité, qui, en instaurant, notamment à travers la manipulation concertée de l'espace de production, la concurrence entre les travailleurs des pays aux acquis sociaux les plus importants, aux résistances syndicales les mieux organisées ‑ autant de traits liés à un territoire et une histoire nationaux ‑ et les travailleurs des pays moins avancés socialement, brise les résistances et obtient l'obéissance et la soumission, par des mécanismes en apparence naturels, qui sont ainsi à eux‑mêmes leur propre justification. Ces dispositions soumises que produit la précarité sont la condition d'une exploitation de plus en plus « réussie », fondée sur la division entre ceux qui, de plus en plus nombreux, ne travaillent pas et ceux qui, de moins en moins nombreux, travaillent, mais travaillent de plus en plus. Il me semble donc que ce qui est présenté comme un régime économique régi par les lois inflexibles d'une sorte de nature sociale est en réalité un régime politique qui ne peut s'instaurer qu'avec la complicité active ou passive des pouvoirs proprement politiques.


Pierre Bourdieu, Contre-feux, Ed. Liber Raisons d’agir, Grenoble, décembre 1997

texte complet en serbo-croate : Centar za socijalna istraživanja